La "Vierge voilée" de Strazza : un marbre transparent qui fascine
Entretien |Elle suscite régulièrement un fort engouement sur les réseaux sociaux. Il faut dire que la "Vierge voilée" de Giovanni Strazza, taillée dans un bloc de marbre, témoigne de la virtuosité du sculpteur par son saisissant effet de transparence. Pourtant, très peu de documentation existe à son sujet.
"Extraordinaire !", "L'Italie est consternante de beauté, mais je n'ai jamais été aussi soufflée", "Pure beauté"... La Vierge voilée, une sculpture du milieu du XIXe siècle que l'on doit à Giovanni Strazza, suscite régulièrement des commentaires extatiques sur les réseaux sociaux. Pourtant, de ce sculpteur lombard formé à Rome par Pietro Terenari, on ne sait pas grand chose... pas plus que sur cette oeuvre aux effets textiles virtuoses, venue de Rome à Terre-Neuve en 1856, et aujourd'hui conservée chez des soeurs de la Présentation de l'archidiocèse de St. John's, au Canada. Pour lever le voile, nous avons rencontré Claire Barbillon, directrice de l'Ecole du Louvre, spécialisée dans la sculpture du XIXe siècle et auteur de Comment regarder la sculpture (2017).
En tant qu'historienne de l'art, quel regard portez-vous sur cette "Vierge voilée" ?
Quand je regarde cette œuvre de Strazza, je ne peux quand même pas oublier qu’il s’agit d’une sculpture religieuse. Je ne sais pas grand chose de l’œuvre. Je pense malgré tout que c’est la Vierge Marie, même si on pourrait aussi penser qu’il s’agit d’une vierge, la virginité étant toujours un gage de pureté et de spiritualité. Qu’il s’agisse de la Vierge Marie ou d’une vierge, comme étaient vierges par exemple les vestales, il y a l’idée d’une pureté, d’un rapport au divin qui n’est pas entaché par la sensualité et la sexualité. La première chose qui frappe quand on regarde ce visage, c’est l'ambiguïté entre un souci de figurer la spiritualité par les yeux fermés, par ce qu’on devine d’émotion contenue, et le contraire qui est cette perturbation par les degrés divers de l’épaisseur du voile, qui crée comme une sorte de vague, de mouvance qui brouille l’image.
Que sait-on sur cette œuvre, et plus largement sur cet art de tailler des voiles dans le marbre ?
C'est une œuvre très caractéristique d’une tradition italienne qui remonte plutôt au XVIIIe siècle, et plus particulièrement à la tradition napolitaine, qui consiste à travailler, tailler de manière virtuose le marbre, et à jouer sur l'ambiguïté entre ce qui est révélé de la figure humaine et ce qui est dissimulé au regard. Si on veut vraiment en faire l’archéologie, c’est la tradition du "drapé mouillé" qu’on trouve déjà dans la sculpture grecque hellénistique. C’est un défi que se jettent les sculpteurs depuis toujours, car c’est une façon de travailler sur la figure humaine, la précision de son rendu anatomique, et sur son dévoilement au regard, qui est un jeu perpétuel de dissimulation et de révélation.
Pourquoi, à votre avis, cette œuvre suscite-t-elle un pareil engouement à chaque fois qu'elle est postée sur les réseaux sociaux ?
La virtuosité produit toujours son effet, et c’est bien normal. Ce qui est beaucoup commenté, c’est la perfection de la maîtrise technique, et elle est incontestable. Il y a un travail de taille, et c’est vrai qu’il est effectué avec une virtuosité fascinante. Là aussi il y a un effet de contraste : le marbre est un matériau dur, qui résiste au ciseau, à la taille, et il semble ici d’une souplesse et d’une légèreté qui créent un paradoxe. À mon avis, la raison de la fascination c’est la combinaison de tous ces paradoxes, toutes ces ambiguïtés, entre force et fragilité, pureté et sensualité…
Un siècle plus tôt, Giuseppe Sanmartino sculptait un Christ voilé considéré comme un, sinon le chef-d'œuvre du genre. On peut toujours le voir à la Cappella Sansevero, à Naples...
Tout à fait, il y a ce Christ voilé, et il y a aussi une Femme voilée d’Antonio Corradini qui donne cette sensation extraordinaire de légèreté fondée sur l’illusion. C’est d’autant plus fort que la sculpture, plus que la peinture, est un art de la vérité. Elle a été pratiquée au service de l’effigie, de la ressemblance, d’une certaine fidélité au modèle. Certains théoriciens du XIXe siècle disaient que la peinture était un art du mensonge. David d'Angers, qui a été un très grand sculpteur de la première moitié du XIXe siècle, disait dans les aphorismes qu’il nous a laissés dans ses carnets : “Je ne veux pas quitter la sculpture pour la peinture, je veux rester attaché à la vérité, et non pas au mensonge.” Là, avec ce type d’œuvre, ce qui est intéressant est de comprendre que ce motif de la draperie mouillée et du voile, sur les visages et les corps, est une façon de jouer de l'ambiguïté. En fait il y a un certain érotisme du voile.
Pourquoi ce retour à une technique utilisée dans l’Antiquité ?
Dans l'histoire de la sculpture, il y a une oscillation générale entre la sévérité et la simplicité, qui sont toujours un apanage du classicisme, et la subtilité et la virtuosité, qui sont celui d’un certain goût baroque. Et cette oscillation entre classicisme et baroque se retrouve à beaucoup d’époques. Au moment où on quitte le Ve siècle pour l'hellénisme, il y a déjà une évolution : d’une rigueur et d’une plasticité destinées à traduire la grandeur simple des modèles, on passe à quelque chose de plus virtuose, et donc souvent de plus sensuel. En fait, le baroque, à la toute fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, permet aux sculpteurs de rivaliser en virtuosité. Cette tendance s’exerce notamment par ces draperies outrancièrement arrangées qui dissimulent la forme du corps humain. Le fondement du classicisme c’est le corps nu comme microcosme, qui se réfère au macrocosme du monde. Et finalement, la draperie avec toutes ses séductions et subtilités appartient à la tendance baroque, à ce moment-là.
Quels autres artistes du XVIIIe et XIXe ont utilisé cette technique ?
Le drapé est une tradition dans la sculpture, mais il peut être pratiqué de façon très différente sur le plan formel. Il y a d'ailleurs une différence entre le drapé et le voilé. Prenons par exemple une sculpture très célèbre, qui est L’Hiver, de Houdon [1783, NDR] : c’est une allégorie de l’hiver représenté par une jeune femme, très charmante, dont la partie inférieure du corps est dénudée, mais dont la partie supérieure est enveloppée dans un tissu. Ici il s’agit vraiment d’un drapé. La différence c’est que l’étoffe affecte la forme du nu, considérablement. Il y a une recherche formelle qui se superpose et se substitue à la morphologie du corps féminin. Si on la compare à la Femme voilée de Corranini par exemple, on voit qu’ici la nudité se devine sous le voile. Le voile révèle tout en cachant, il joue avec la coiffure, le visage, alors que le drapé crée une forme qui se substitue. Évidemment, le drapé est une technique que l'on retrouve dans toute l'histoire de la sculpture, depuis la Vierge noire d'Orcival, vers 1170, jusqu'au Balzac de Rodin, en 1898. Pour résumer : la figure humaine, qui est de toute façon le sujet fondamental de la sculpture, n’est pas toujours traitée sous la forme du nu. Une des constantes de la représentation du drapé perdure comme une sorte d’alternative au costume contemporain. Le corps humain peut aussi être habillé, et dans ce cas, on va vers la tendance réaliste qui elle aussi s’exprime à travers toute l’histoire de la sculpture. D’une certaine manière, on peut considérer que le drapé relève du sculptural, alors que le voilé est un effet pictural.
Concernant Giovanni Strazza, pensez-vous qu’il faisait poser ses modèle nus, ou voilés ?
La pratique du modèle nu, au XIXe siècle en tout cas, est extrêmement courante. Donc je pense que le modèle posait nu et qu’il y avait des effets de voile ajoutés à la fantaisie du sculpteur.
Strazza a également fait des sculptures profanes, à la dimension érotique, avec cette technique du voilé. Il était pionnier en la matière ?
Non, pas du tout, le glissement du sacré au profane est aussi une caractéristique du baroque dans son ensemble. Peut-être peut-on même considérer que ce glissement du sacré au profane à travers le nu féminin en particulier, et le voile, est là dès la Renaissance, dès le moment où la redécouverte de l’Antiquité classique se superpose et donne un vocabulaire parallèle à celui des thèmes bibliques et religieux. On peut peut-être considérer par exemple que les Vénus sont des sœurs des Suzanne de l’Ancien Testament.
Une vingtaine d'années après la mort de Giovanni Strazza, survenue en 1875, c'était l'avènement du futurisme italien... L'œuvre du sculpteur devient démodée ?
En effet, ce genre de virtuosité qui peut confiner à la mièvrerie provoque à la fin du XIXe siècle une espèce de nausée, qu’exprime le Manifeste du futurisme [écrit par l'écrivain italien Filippo Tommaso Marinetti et publié d’abord en France, dans le Figaro, NDR] en 1909. Le futurisme, c’est aussi un rejet d’une espèce de permanence du modèle classique. De mémoire, quand on dit qu’une voiture de course est plus belle que la Vénus de Milo par exemple, il y a une forme de provocation futuriste qui rejette pêle-mêle à la fois l’académisme virtuose, et toute la référence à l’Antique. Il y a une espèce de violence et d’agressivité dans ce manifeste qui témoigne d'un ras-le-bol. La phrase exacte dit : “Une automobile de course, avec son coffre orné de gros tuyaux, est plus belle que la Victoire de Samothrace”. Ce n’est pas un hasard si cette provocation s’exprime à l’égard d’une sculpture antique, et drapée.
Quelle fut la réception de la Vierge voilée, à l’époque de Strazza ?
Au milieu du XIXe siècle, c’est quand même le triomphe de ce genre d’œuvre. Il y a un goût extrêmement fort pour l’érotisme en sculpture. Dans toute l’Europe, il y a un triomphe d’un art virtuose que contre l’émergence du réalisme ; et cette sculpture est faite effectivement pour séduire tout public. Il ne faut pas oublier que c’est l’Italie, et qu’à mon avis, plus encore qu’en France, cette esthétique s’inscrit dans la suite de cette tendance napolitaine dont on parlait avec le Christ de Sanmartino, vers une virtuosité extrême, une prouesse technique.
Pourquoi existe-t-il très peu de documents sur l’œuvre et le sculpteur ?
D’abord, la sculpture est un art, surtout concernant le XIXe siècle, dont la redécouverte est récente. Jusqu’aux années 1970, on n’aimait pas la sculpture de cette époque. On tirait quelques grands noms, Rodin, bien sûr, Rude et de Carpeaux... et on s’arrêtait là. La redécouverte des sculpteurs très nombreux de ce siècle s’est vraiment orchestrée grâce à la réévaluation qu’a portée le musée d’Orsay, ouvert en décembre 1986, avec des travaux de documentation nombreux sur la sculpture. Mais le chantier est encore ouvert et Orsay, parce qu’il était aussi dépositaire des collections nationales, a surtout mis l’accent sur la sculpture française. Il y avait déjà beaucoup à redécouvrir et à sauver. Il ne faut pas oublier par exemple le sauvetage des "Six Continents", les grandes statues de bronze que l’on voit sur le parvis d’Orsay, qui étaient dans une décharge à Nantes. Parallèlement à ce travail de sauvetage, il y a eu un travail de connaissance, centré sur la sculpture française. C'est seulement dans un deuxième temps, dans les années 1990-2000, qu'il y a eu beaucoup d’achats de sculptures étrangères. Mais il faut reconnaître que les sculpteurs italiens du XIXe siècle ne sont pas très bien connus en France : vous trouverez davantage de documentation en Italie.
Il y a une autre explication, vraiment factuelle : Strazza est né en 1818, deux ans avant le couperet qui tombe pour que les artistes soient documentés dans l’admirable documentation du musée d’Orsay. C’est donc un artiste qui émarge au Louvre, mais comme le Louvre doit documenter la sculpture depuis le Moyen Âge... Mais c’est un domaine dans lequel on peut continuer à donner des thèses de doctorat, un domaine vivant à l’Université, comme dans les musées, donc rien n’est perdu !
Nenhum comentário:
Postar um comentário